Causette
#62, Décembre 2015
« Vous n’avez pas le profil d’une réfugiée de guerre »
Propos recueillis par Taline Kortian
Arménienne, Nayri a dû fuir la Syrie après l’attaque de son village par les djihadistes.
Je viens d’une région qui vous est si peu familière qu’elle génère en vous les fan- tasmes et les caricatures les plus pittoresques. Je m’appelle Nayri, qui veut dire “œil de braise” en arménien. Nous, les Arméniens, nous sommes – ou plutôt nous étions – nombreux en Syrie. Dans le bourg de Kessab, sur la frontière littorale syro-turque, tout est simple. Côté sable, c’est la Turquie, c’est interdit ; côté galets, la baignade est autorisée. Sur les reliefs vivent les Arméniens. De part et d’autre de la frontière, dans la vallée, vivent les Alévis. C’est comme si le paysage était complice de l’organisation sociale de cet État.
Je suis née et j’ai grandi en paix en Syrie jusqu’à mes 25 ans. Bien entendu, cela a un prix. Il y a des codes, plus ou moins tacites, qu’il faut savoir respecter. Si ma maison existait encore, j’aurais pu vous montrer que dans chaque pièce trônait un portrait de notre président, Bachar el-Assad. C’est même moi qui ai réalisé certains d’entre eux, car, à 8 ans, je savais pratiquement le dessiner à main levée et sans modèle, ce qui contribuait au sentiment d’invincibilité de mon père.
Il lui en fallait peu : il était convaincu que porter une veste de costume bleu pétrole ou vert RATP, comme notre président, ou ciseler sa moustache à son image le mettait à l’abri de toute forme de répression. C’était un homme prévoyant : dans la poche de son veston, il avait toujours un peigne pour brosser sa moustache dans le sens du poil, une petite image de notre dictateur et une poignée de billets à distribuer aux agents du pouvoir exécutif, au cas où ils s’approcheraient de nous. Je ne suis pas aussi docile que papa, mais il me disait que seul un pouvoir fort pouvait canaliser seize ethnies en un seul pays sans guerre civile. Je modérais mes pulsions révolutionnaires, qui se résumaient à porter un jean slim en ville. Mon frère, lui, a participé aux premières manifestations pacifistes, mais il s’est retranché très vite, comprenant que ceux qui n’étaient pas salafistes étaient persona non grata.
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